“Front de Mer”, Walter Benjamin, le surréalisme, Hans et Lisa Fittko. Une constellation par Hélène Peytavi.
L’exposition Front de mer Canet Collioure Banyuls 1940 du Musée d’Art moderne de Collioure met en lumière jusqu’au 8 octobre 2023 une soixantaine d’œuvres d’artistes, notamment des surréalistes qui ont trouvé refuge et créé dans les Pyrénées-Orientales en 1940. Elle s’inscrit dans la suite de l’exposition précédente Babel consacrée aux années 1920-30 à Collioure.
Deux figures irriguent l’exposition Front de mer : celle du poète surréaliste et résistant Robert Rius1, exécuté en 1944, depuis tombé dans l’oubli et celle des Fittko, Hans et Lisa, communistes et résistants, apatrides et passeurs, exilés à Cuba en 1941 puis aux Etats-Unis à partir de 1948. Rius organise l’exil de ses amis surréalistes, notamment de Breton vers le Front de mer, à Canet dans la villa Le crépuscule. Les Fittko ouvrent un passage vers la liberté, un passage à travers les Pyrénées par le col de Rumpissa au-dessus de Banyuls que Walter Benjamin fut le premier à emprunter en septembre 1940.
L’exposition se déroule sur les deux étages de la Villa Pams, une demeure réalisée avec des matériaux locaux (brique, ferronnerie, céramique) d’inspiration orientalisante (1892), comme un rêve du sud, avec son clocheton surmontant désormais l’escalier intérieur au milieu d’un jardin d’essences méditerranéennes (oliviers et cactées). Cette belle demeure abrite depuis les années 80 le musée d’art moderne de Collioure. L’exposition s’attache à révéler les deux facettes de la production artistique sur la côte vermeille en 19402.
A cette fin, elle dispose de nombreux prêts de différentes institutions (Fondation Oscar Dominguez…), de musées (Centre Pompidou, Musée d’art moderne de Paris, Musée Maillol, Musée Cantini, Musée d’Art de Bâle, Musée national centre d’art Reina Sofia …) et de galeries. Elle bénéficie aussi du soutien d’associations mémorielles dont l’APWB qui a apporté un appui scientifique aux contenus rédactionnels, notamment la notice bibliographique des Fittko et celle de Benjamin. Cette coopération avec le musée d’art moderne de Collioure s’inscrit naturellement dans l’ancrage territorial de l’association aux bords de la frontière où Benjamin connu la mort.
Les œuvres présentées ont été réalisées autour de l’année charnière 1940. De nombreuses œuvres graphiques (dessins, livres, gravures, monotypes) sont présentes dans l’exposition et révèlent cet art de la résistance, produit avec les moyens du bord, du papier, des cahiers, loin des moyens de la peinture d’atelier ou des arts traditionnels.
L’art en résistance, l’art comme outil de lutte pour la vie, telle se donne à voir la production des surréalistes en exil dans le département des Pyrénées-Orientales en ces temps de capitulation et de collaboration. A noter un remarquable ensemble d’oeuvres graphiques produites par Victor Brauner alors qu’il est assigné à résidence, parce que juif étranger, à Saint-Féliu d’Amont. Plongé dans un dénuement tant matériel que relationnel, Brauner dessine (lavis d’encre de Chine, aquarelles, crayons gras, pastels), un luxe vital au sein de l’isolement et du rien. Il écrit à Sylvain Itkine : Je mène une vie vide et je suis préoccupé par un tas de petites choses de tous les jours, mais j’arrive quand même à noter des « images pour ma peinture ». La force de ces dessins exécutés dans une profonde solitude est intacte.
La lecture des textes de Walter Benjamin sur le surréalisme peut nous accompagner dans la réception des œuvres exposées à Collioure. En effet, l’analyse que fait Benjamin dès 1928 du mouvement surréaliste nous permet de saisir les enjeux et ce qui en fait l’originalité des productions des surréalistes exilés ou internés sur la cote catalane et présentés à Collioure aujourd’hui. Dès 1927, après son retour du voyage à Moscou, Benjamin s’intéresse au mouvement surréaliste, notamment en littérature (Aragon, Breton). Gershom Scholem fait part de son « intérêt brulant »3 pour les surréalistes. Benjamin, dans son article « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », publié en 1929, explicite ce qui marque la rupture chez les surréalistes. Désormais « Image et langage ont la priorité. […] Pas seulement sur le sens, sur le moi aussi. »4 « Mais le véritable dépassement créatif de l’illumination religieuse […] est lié à une illumination profane, une inspiration matérialiste, anthropologique dont le haschich, l’opium et quoi que ce soit d’autre peuvent fournir l’école préparatoire. »5 « Gagner à la révolution les forces de l’ivresse : voilà autour de quoi tourne le surréalisme, dans tous ses livres et toutes ses entreprises. ».6
Cette analyse du mouvement surréaliste de Benjamin qui précède pourtant de plus de dix ans les œuvres graphiques de Brauner exposées à Collioure, nous permet de les comprendre comme une poétique de la résistance. Il en est de même pour les oeuvres réalisées par le peintre républicain Gerardo Lizarraga7, lors de son internement au camp d’Argelès-sur-Mer en 1939 et dont le musée présente une série de huit dessins, graphite sur papier, d’une présence étrangement forte et actuelle.
« Le collectif, lui aussi, est doté d’un corps. Et la physique, qui s’organise pour lui dans la technique, ne peut, par toute sa réalité politique et objective, être produite que dans cet espace d’image où l’illumination profane nous rend autochtones. »8 Les dessins surréalistes de Lizarraga présentés à Collioure sont produits dans les conditions extrêmes du camp, qui contraignent l’artiste à aller chercher au plus profond de lui le mode d’expression et de représentation le plus authentique du cauchemar d’Argelès, issu du sol même où il vit interné.
La deuxième facette de l’exposition nous révèle un Front de mer refuge. Collioure, en zone libre, devient un abri ; Collioure est à l’abri de la lumière du Sud, loin de la rumeur du monde, dans les fragrances des Fauves. Alors l’art peut apparaître comme un outil de résilience, un baume. Ainsi les peintures de Rolande Déchorain9 réfugiée à Collioure, nous montrent un monde lumineux, serein, presque vide peuplé de quelques silhouettes villageoises au loin. Le temps semble s’être arrêté. Ou encore le travail de Dufy qui s’éprend de Collioure au début de la guerre et manifeste alors, un regain d’intérêt pour l’art décoratif, traditionnel, la tapisserie qui devient une sorte de théâtre d’un retour à l’ordre, de représentation d’un monde idyllique.
En marge de l’exposition Front de mer, l’accrochage d’œuvres contemporaines Récits contemporains, permet de présenter en rez-de-jardin, des œuvres des collections des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse et du Frac Occitanie Montpellier dans le cadre de la manifestation Des montagnes et des artistes, Parcours d’art contemporain le long du GR10 de Hendaye à Collioure
Pour en savoir plus : Entretien avec Claire Muchir du 23 juin 2023.
Informations pratiques
Exposition du 3 juin au 8 octobre, tous les jours de 10h à 12h et de 14h à 18h. Musée d’Art Moderne de Collioure. Villa Pams, 4 route de Port-Vendres 66190 Collioure
Tél. +33(04) 30 44 05 46
- Robert Rius nait à Perpignan en 1914. Il rejoint Paris en 1932 et devient affichiste chez Armand Colin. Puis, il entre dans l’atelier de Man Ray comme assistant photographe. En 1937, il devient le bras droit de Breton. En 1940, il décide de rester en France et fonde la revue semi clandestine La Main à Plume. Il s’engage dans la résistance armée en 1942. Arrêté sur dénonciation le 4 juillet 1944, Robert Rius est incarcéré à la prison de Fontainebleau, torturé et exécuté le 21 juillet dans la plaine de Chanfroy. Sa dépouille est dissimulée en application du décret nazi « Nuit et Brouillard ». [↩]
- « Un trait de côte, Canet-Collioure-Banyuls, comme un concentré d’espace. Une date, 1940, comme un précipité d’histoire. De nombreux artistes accostent les rivages de la côte catalane et mêlent leurs destinées. » Claire Muchir, directrice du musée d’art moderne de Collioure. Catalogue de l’exposition, In Fine éditions d’Art, 2023, p. 18. [↩]
- G. Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, Paris, Calmann-Lévy, 1981, pp.157-158. [↩]
- W. Benjamin, “Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne”, trad. Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2018, p. 27. [↩]
- Ibid, p. 28. [↩]
- Ibid, p. 51. [↩]
- Gerardo Lizarraga est né à Pampelune en 1905. Il fait la connaissance de Salvador Dali. En 1928, il obtient une bourse pour étudier à Paris. Dans les années 30, il vit et travaille à Barcelone où il fonde le Syndicat des dessinateurs professionnels de Barcelone, affilié à l’Union Générale des Travailleurs. Puis, il s’intéresse au cinéma et crée la société « Ediciones Anti-fascistas ». Lorsque la guerre civile éclate, Lizarraga est du côté des Républicains. Il est interné au camp d’Argelès-sur Mer en 1939 puis à Clermont-Ferrand jusqu’en 1941. En 1942, il quitte la France pour s’installer au Mexique. Il fonde en 1945 à Mexico le Cercle des Beaux-Arts. Au Mexique, il peint de nombreuses fresques murales, des portraits et des paysages. Gerardo Lizarraga meurt le 3 août 1982 à Mexico. [↩]
- Walter Benjamin, “Le Surréalisme”, op. cité, p. 57 [↩]
- Rolande Déchorain est née à Paris en 1898, est une peintre paysagiste française. On lui doit essentiellement des scènes de Bretagne, d’Algérie et d’Espagne. Elle meurt à Paris en 1977. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Prix WB (16 juillet 2023). “Front de Mer”, Walter Benjamin, le surréalisme, Hans et Lisa Fittko. Une constellation par Hélène Peytavi. Prix Walter Benjamin. Consulté le 19 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/t0x0